Après un grand voyage dans les grandes tendances de l’architecture internationale, l’équipe dirigeante d’ICF Habitat (groupe SNCF) a été conduite les 22 et 23 septembre 2021 par l’écrivain Olivier Bleys dans une conférence marchée et un exercice d’écriture créative. Effort créatif et effort physique dans un même mouvement, bravo ! Merci à Hashim Sarkis pour sa participation spéciale depuis la School of Architecture and Planning du MIT de Boston.
Identité et connaissance de soi avec le photographe Assaf Shoshan. Gestion du temps et du rythme avec la pianiste et compositrice Lydie Solomon. Ces ateliers ont permis une plongée sensible au cœur des grandes problématiques du rôle de manager. Quelle participation !
Claudia Ferrazzi a présenté les premiers résultats des actions de développement commercial de Viarte post-3ème confinement (mai et juin 2021). La question de l’équilibre entre offre numérique et offre physique a été au cœur des discussions. Merci à tous pour vos contributions et pour ce passionnant débat !
A travers le mécénat, notamment, les entreprises ont pris l’habitude d’instrumentaliser l’art à des fins de communication. La proposition de Viarte se veut très différente. En quoi consiste- t-elle ?
Claudia Ferrazzi : Le problème est que nos modèles de formation, de recrutement, de carrière des dirigeants et d’organisation des entreprises se fondent essentiellement sur des compétences centrées sur la technicité.
Les entreprises savent que l’innovation accroît leur valeur réputationnelle et économique mais la réalité les contraint souvent à adopter une vision à court terme, qui n’incite pas à s’éloigner des sentiers battus ou à prendre des risques.
Ma conviction est que la création artistique permet de réduire cette contradiction.
Notre objectif est de répondre à un besoin identifié par les entreprises : celui de développer, dans leur management, les compétences qui feront la différence au XXIe siècle. L’exercice de la subjectivité, l’émotion et la conscience de la complexité humaine sont les fondements de la création artistique. Les managers et les entreprises gagneraient à s’y confronter davantage.
Imaginer des choses inédites, rêver de mondes différents et créer des connexions qui n’existent pas encore, favorise l’innovation et en profondeur des relations humaines qui sont parfois irrationnelles.
Le constat est banal, mais les deux univers se côtoient peu, et souvent pas sur l’essentiel. La recherche sur les apprentissages, qui nourrit le projet de Viarte, vise à rendre cette rencontre possible et profitable tant pour les individus que pour les entreprises.
Comment est-il possible et de bon conseil d’amener des dirigeants d’entreprises à analyser leur business avec les lunettes de l’amateur d’art ?
Claudia Ferrazzi : Ma promesse, c’est un changement réel et profond dans la manière dont les individus et les entreprises imaginent leur avenir.
L’idée m’est venue en observant la façon dont des dirigeants avaient modifié leur vision de l’entreprise grâce à la création artistique. L’exemple le plus connu est le design du Macintosh d’Apple, né après un contact – quasi fortuit – de Steve Jobs avec la calligraphie chinoise pendant ses années d’université.
Quand la création et l’esthétique sont manifestes – dans les entreprises liées au luxe, au design, à l’architecture, par exemple – les deux univers se rencontrent facilement et quasi naturellement ; les collaborations avec les artistes sont dans ce cas nombreuses et souvent fondatrices.
Mon profil et mon expérience du secteur culturel, du musée du Louvre à la Villa Médicis, me conduisent à penser que ces contributions naturelles peuvent être élargies et s’appliquer à la gestion des ressources humaines et au management des entreprises.
Renault qui expérimente des méthodes d’art thinking à partir d’un spectacle de danse pour réfléchir à la mobilité ou à l’inclusion. BPCE emprunte les chemins de la création en art plastique pour « penser l’incertitude » avec le Centre Pompidou et l’ESCP Business School.
Ces entreprises tirent de ces expériences des visions durables, sensibles, qui incitent les managers à repenser leur rôle et la raison d’être de leur entreprise, en parallèle de la montée en puissance des machines et de l’intelligence artificielle.
M’inspire également mon engagement dans la Saison Africa 2020 qui a consisté à convaincre des entreprises de bâtir des relations durables avec leurs partenaires africains par le biais de la création, en se rapprochant des artistes de ce continent et en adoptant un autre point de vue que le regard occidental traditionnel.
L’esprit littéraire et la bonne disposition à l’endroit des arts se repèrent dans les discours d’Emmanuel Macron. Avez-vous observé une influence plus profonde de cette culture dans la manière de gouverner et dans tel ou tel choix ?
Claudia Ferrazzi : Je compare souvent l’esprit littéraire et l’intérêt pour la création à des gymnastiques qui font travailler les muscles profonds du corps, le Pilate, le Yoga, certains arts martiaux, par exemple.
Les résultats sont réels, scientifiquement prouvés, mais n’apparaissent pas tout de suite, on ne voit pas de tablettes de chocolat sur le torse, on ne bat pas de record de vitesse ; c’est en observant la posture, la capacité de concentration et la sérénité qu’on comprend que la personne s’est beaucoup entraînée !
A mes yeux, la pratique des arts agit sur les muscles profonds de nos cerveaux et de ceux de nos décideurs. C’est leur vision à moyen-long terme qui s’en ressent. La vision universaliste du Président de la République, et son obsession du multilatéralisme, qui l’oppose aujourd’hui souvent aux Etats-Unis et à la Chine, viennent de là, de la création universelle, en musique et en littérature particulièrement.
Quitter cette expérience me permet aujourd’hui de revenir sur la politique culturelle de l’Etat, mais surtout sur les racines profondes de notre relation à la création artistique et à ce qu’elle peut apporter à la société.
Malheureusement ces deux dimensions sont trop souvent séparées, parfois elles s’opposent même, lorsqu’on ne voit pas que la société et la création ont évolué, alors que nos outils de politique culturelle se sont figés en couches superposées, qu’on peine à faire bouger.
Du point de vue des artistes, que peuvent apporter des dirigeants, des entreprises et des marques à la construction ou à la diffusion d’une œuvre ?
Claudia Ferrazzi : Les artistes recherchent des nouveaux publics, amateurs, collectionneurs, citoyens qui sachent regarder leurs œuvres avec leurs yeux et leur cœur, en les faisant rentrer dans la société, et pas seulement par le prisme des quotations du marché de l’art. Les managers non-initiés à l’art sont un public formidable pour les artistes.
Par ailleurs, les artistes ont besoin de moyens de production ; le projet de Viarte leur en fournira, par des prix, des résidences, des relations pérennes avec les entreprises.
L’art est une « lingua franca », mais l’art peut être aussi un signe de distinction sociale. Dans votre approche, prioritairement tournée vers le monde des affaires, jouez-vous sur ces deux registres « en même temps » ?
Claudia Ferrazzi : Mon raisonnement est simple : pourquoi tirons-nous tous les enseignements des dernières avancées des sciences de l’apprentissage (qui comprennent les neurosciences, les sciences de l’information, la psychologie, la philosophie, la pédagogie, etc.) pour l’école, et pas pour des secteurs où nos concitoyens passent le plus clair de leur temps et de leur vie, c’est-à-dire leur entreprise, leur quotidien de travail ?
La capacité à traverser les frontières disciplinaires, qu’elles soient professionnelles ou géographiques est sans doute la clé de voûte de l’acquisition des compétences du XXIe siècle. Réfléchir par analogie, enrichir une discipline ou un pays de ce qu’on a expérimenté ailleurs ou dans un autre domaine conduisent à l’humilité et offrent une capacité formidable à se questionner, à aborder les problèmes de manière novatrice tout en prenant des risques mesurés.
Je trouve qu’à l’échelle de la société, il faut introduire la création là où on peut atteindre des gens, y compris et surtout ceux qui ne sont pas familiarisés avec les milieux de la création. C’est une manière, parmi d’autres, de casser le cercle des initiés.
Depuis quatre semaines, nous sommes confrontés à quelques expériences inédites par leur nature, par leur intensité et par leur profondeur. J’aimerais m’arrêter un instant pour formuler une proposition pour les managers, qui se préparent à des moments et à des décisions clés dans les mois à venir. Des visions innovantes et globales devraient se nourrir de la rencontre entre la création artistique et la prise de décision.
Au cours de notre histoire, l’art nous a souvent permis d’appréhender des visions complexes, d’y faire participer tous nos sens, et d’avoir des pensées en rupture avec le cours linéaire de notre parcours. Les artistes ont pu suivre leur intuition, tenter, expérimenter, se tromper. « Essayer. Rater. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux », disait Samuel Beckett. Leurs processus de création ont introduit des discontinuités, du désordre puis ont aidé à imaginer un système nouveau et à l’ordonner différemment. Ils sont allés au-delà de ce que – aujourd’hui – nous considérons comme réel, et ont, en quelque sorte créé, ou interprété, une nouvelle réalité. C’est exactement ce que nous demandons aux responsables de toutes les entreprises humaines pour sortir de cette crise inédite.
Les artistes de la Renaissance ont été capables d’exprimer l’émancipation de l’esprit humain des contraintes religieuses, avant que penseurs, banquiers, hommes d’église et princes ne reformulent clairement ces concepts et en tirent les conséquences. Ainsi, celui qui aurait observé l’irruption de la perspective dans les tableaux, auparavant dominés par l’ordre hiérarchique « à plat » des Byzantins, où celui qui aurait remarqué l’arrivée des expressions faciales, du mouvements, de thèmes de la vie quotidienne dans les arts plastiques, l’un et l’autre auraient pu comprendre la nouvelle centralité de l’expérience humaine par rapport au religieux, avec plusieurs années d’avance sur leur temps. Au XXe siècle, l’effondrement des grandes idéologies a largement été anticipé par les artistes : Eliot multiplie et disperse les voix dans ses poèmes (c’est d’ailleurs le poète de l’ « April is the cruellest month » si prémonitoire..), Stravinsky compose désormais à douze sons, Picasso multiplie les points de vue visibles de ses personnages, déformés par leur propre complexité.
Il ne s’agit pas seulement d’encourager les managers à se créer des moments pour réfléchir, l’esprit ouvert et tous les sens en alerte, grâce aux artistes et à la création. Quoique… Avec les mots de Joseph Schumpeter dans sa Théorie de l’évolution économique (1911), « au milieu du travail et du souci de la vie quotidienne, il faut conquérir de haute lutte de l’espace et du temps pour la conception et l’élaboration des nouvelles combinaisons » C’est d’ailleurs ce qui distingue le manager, le « chef » , des autres : « il n’y a de fonction de chef que pour ces raisons » disait-il. Encore faudrait-il reconnaître la valeur de ces espaces et de ces temps dans l’entreprise et dans la vie personnelle.
Mais il faut aussi admettre une certitude acquise sur le fonctionnement de notre cerveau, qui aujourd’hui n’est que rarement intégrée dans l’organisation de notre formation initiale et des entreprises : si on ne sait pas imaginer des choses qui n’existent pas, si on ne sait pas rêver de mondes différents de l’existant et créer des connexions qui n’existent pas, on ne peut pas innover. Avec les mots de Picasso, l’ « art est un mensonge qui nous permet de réaliser la vérité ». Dans Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur (1999), Edgar Morin rajoute : « aussi importe-t-il de ne pas être réaliste au sens trivial (s’adapter à l’immédiat) ni irréaliste au sens trivial (se soustraire aux contraintes de la réalité), il importe d’être réaliste au sens complexe : comprendre l’incertitude du réel, savoir qu’il y a du possible encore invisible dans le réel ». Il faut arriver, complète Schumpeter, à « voir dans les nouvelles combinaisons une possibilité réelle et non pas seulement un rêve ou un jeu ».
Les managers consacrent généralement trop peu de temps à la réflexion et à la connexion inédite entre leurs préoccupations immédiates et d’autres visions du monde : selon la dernière enquête de la Harvard Business Review sur l’emploi du temps des P-DG (Michael E. Porter et Nitin Nohria, décembre 2019), même pour les managers « au sommet », les plages horaires aménagés pour le travail de fond ne dépassent pas 28% de leur emploi du temps (100% comprenant également la nuit, le sport et la vie de famille), et deux tiers de ce temps est fragmenté en créneaux de moins d’une heure, essentiellement consacrés pour préparer les réunions qui se succèdent. Or, nous savons que la créativité naît principalement en dehors des plages de travail normées, dans un temps « non-comptabilisé ». La rencontre entre ceux qui prennent des décisions – les managers dans les entreprises – et la création artistique permettrait d’autoriser et d’exercer cette capacité à percevoir le monde de manière systémique, à apporter de la profondeur, de l’audace et de la durabilité, à adapter le quotidien à la préparation du long-terme, à inscrire l’entreprise dans un projet collectif à la fois productif, responsable et innovant. Managers, entrepreneurs, hommes et femmes, êtes-vous prêts à ouvrir grand vos yeux, vos oreilles, tous vos sens, pour remettre en cause votre « raison d’être » et votre vision contemporaine de la réalité, pour « voir » l’avenir différemment, pour identifier les priorités d’une manière inédite, compatible avec la complexité de notre condition et de votre vision à long-terme ?
Par la rencontre entre la « perspective » des managers et celle des créateurs, qu’apparemment tout oppose, il s’agit de modifier en profondeur la méthode de construction du projet collectif que vous conduisez. Pour contradictoire que cela puisse paraître, il s’agit, au fond, de se préparer à l’improgrammable qui nous attend. « L’œuvre d’art est une possibilité permanente de métamorphose offerte à tous les hommes », dit Octavio Paz, poète, prix Nobel de littérature 1990.
Par Claudia Ferrazzi, fondatrice de Viarte, administratrice de la Biennale de Venise et ancienne conseillère culture et communication du Président de la République.
Une expérience inégalitaire mais universelle. Pour la première fois depuis longtemps, nous vivons une expérience universelle, qui transcende notre communauté habituelle et qui, pour de nombreuses générations, est la première à être véritablement commune. Les managers, dont le rôle, la mobilité et la responsabilité répondent à des règles propres à leur fonction, n’ont jamais autant partagé avec les autres salariés les contraintes communes actuelles qui nous obligent tous à suspendre le cours normal de nos vies.
Un nouvel esprit humaniste pour refonder le projet collectif. Deuxièmement, il s’agit d’une situation où reviennent sur le devant de la scène l’« humanisme », l’éthique, la droiture dans les décisions des hommes et des femmes et dans celles des managers. L’épidémie semble tracer une ligne entre l’individualisme et l’intérêt général.
Dans ce même élan, repositionner la responsabilité de l’entreprise, son projet collectif, après avoir permis la participation de tous au débat, devient l’enjeu crucial.
Une intelligence non-artificielle pour appréhender la vision de long-terme. En troisième lieu, cette situation souligne avec beaucoup d’acuité l’écart entre le présent, l’avenir proche du dé-confinement, et celui, plus lointain, de l’après-crise. Notre présent est fait d’urgence, d’essentiel. Demain, l’avenir proche du dé-confinement portera la marque des aides d’urgence et de la relance keynesienne d’économies à l’arrêt. Ces deux moments-là devront être gérés avec l’aide d’experts, médecins, virologues, économistes, gestionnaires. Les managers auront aussi leur rôle à jouer pour accompagner cette « survie ».
Et puis, il nous faudra penser le long-terme, celui qui intéresse l’entreprise durable, les générations futures plus que les managers eux-mêmes : les responsables des ressources humaines anticipent un renversement de la hiérarchie des emplois et une nouvelle centralité de la « raison d’être des entreprises ». Jamais nous n’avions ressenti aussi clairement qu’il est de leur responsabilité d’anticiper le futur, de se préparer à une série d’événements imprévus et improgrammables qui imposent de trouver des solutions innovantes et imaginatives, loin des projections, des scénarios d’experts, ou des séries statistiques.
Inclure les artistes dans la réflexion sur le monde de demain. Qui ou qu’est-ce qui pourrait nous projeter dans une dimension universelle, transcender notre propre communauté, nous aider à imaginer l’avenir et consolider notre capacité humaniste à porter l’intérêt collectif ? Dans l’histoire de l’homme, qu’est-ce qui nous a permis de répondre à ces préoccupations, souvent d’ailleurs non exprimées ?
J’ai envie de tenter une réponse : des visions innovantes et globales devraient se nourrir de la rencontre entre la création artistique et la prise de décision.
Au cours de notre histoire, l’art nous a souvent permis d’appréhender des visions complexes, d’y faire participer tous nos sens, et d’avoir des pensées en rupture avec le cours linéaire de notre parcours. Les artistes ont pu suivre leur intuition, tenter, expérimenter, se tromper. Leurs processus de création ont introduit des discontinuités, du désordre puis ont aidé à imaginer un système nouveau et à l’ordonner différemment. C’est exactement ce que nous demandons aux responsables de toutes les entreprises humaines pour sortir de cette crise inédite.
Les artistes de la Renaissance ont été capables d’exprimer l’émancipation de l’esprit humain des contraintes religieuses, avant que penseurs, banquiers, hommes d’église et princes ne reformulent clairement ces concepts et en tirent les conséquences. Ainsi, celui qui aurait observé l’irruption de la perspective dans les tableaux, auparavant dominés par l’ordre hiérarchique « à plat » des Byzantins, où celui qui aurait remarqué l’arrivée des expressions faciales, de mouvements, de thèmes de la vie quotidienne dans les arts plastiques, l’un et l’autre auraient pu comprendre la nouvelle centralité de l’expérience humaine par rapport au religieux, avec plusieurs années d’avance sur leur temps.
Au XXe siècle, l’effondrement des grandes idéologies a largement été anticipé par les artistes : Eliot multiplie et disperse les voix dans ses poèmes (c’est d’ailleurs le poète de l’ « April is the cruellest month » si prémonitoire..), Stravinsky compose désormais à douze sons, Picasso multiplie les points de vue visibles de ses personnages, déformés par leur propre complexité.
Il ne s’agit pas seulement d’encourager les managers à se créer des moments pour réfléchir, l’esprit ouvert et tous les sens en alerte, grâce aux artistes et à la création. Quoique… Avec les mots de Joseph Schumpeter dans sa Théorie de l’évolution économique (1911), « au milieu du travail et du souci de la vie quotidienne, il faut conquérir de haute lutte de l’espace et du temps pour la conception et l’élaboration des nouvelles combinaisons ». C’est d’ailleurs ce qui distingue le manager, le « chef », des autres : « il n’y a de fonction de chef que pour ces raisons », disait-il. Encore faudrait-il reconnaître la valeur de ces espaces et de ces temps dans l’entreprise et dans la vie personnelle.
Mais il faut aussi admettre une certitude acquise sur le fonctionnement de notre cerveau, qui aujourd’hui n’est que rarement intégrée dans l’organisation de notre formation initiale et des entreprises : si on ne sait pas imaginer des choses qui n’existent pas, si on ne sait pas rêver de mondes différents de l’existant et créer des connexions qui n’existent pas, on ne peut pas innover. Dans Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur (1999), Edgar Morin rajoute : « Aussi importe-t-il de ne pas être réaliste au sens trivial (s’adapter à l’immédiat) ni irréaliste au sens trivial (se soustraire aux contraintes de la réalité), il importe d’être réaliste au sens complexe : comprendre l’incertitude du réel, savoir qu’il y a du possible encore invisible dans le réel ».
Se dessinent alors – philosophes, économistes, entrepreneurs, chercheurs en apprentissages et de nombreux DRH convergent sur ce point – les compétences qui seront à développer à l’avenir chez les managers, et qui vont « renforcer leur avantage comparatif d’humains » (Nicolas Bouzou et Julia de Funès) : l’autonomie de l’homme dans le cadre d’un projet qui a du sens pour lui et pour son entreprise ; la capacité de réaction et la créativité face à l’incertitude, la problématisation et la « pensée complexe » (Edgar Morin), l’esprit critique et l’ « éthique de l’action » (François Taddei), l’intuition et l’intelligence émotionnelle, l’agilité mentale et méthodologique, l’interconnexion transdisciplinaire (« creativity is connecting things », disait Steve Jobs), les relations interpersonnelles.
Malheureusement, nos modèles de formation et d’organisation n’incitent pas à sortir des sentiers battus, à prendre des risques, à croire qu’une autre manière de faire est possible. Ils ont conduit à occulter ces approches intuitives et créatives, alors que l’innovation accroît la valeur réputationnelle et économique des entreprises, ainsi que l’attestent les différents classements des « most innovative companies » (Forbes, BusinessWeek, Fast Company, etc.) et que les préférences des clients se manifestant sans ambiguïté sur ce point.
Les managers consacrent généralement trop peu de temps à la réflexion et à la connexion inédite entre leurs préoccupations immédiates et d’autres visions du monde : selon la dernière enquête de la Harvard Business Review les plages horaires aménagés pour le travail de fond des managers ne dépassent pas 28% de leur emploi du temps, et surtout, les deux tiers de ce temps sont fragmentés en créneaux de moins d’une heure, essentiellement consacrés à préparer les réunions qui se succèdent. Or, nous savons que la créativité naît principalement en dehors des plages de travail normées, dans un temps « non-comptabilisé ».
La rencontre entre ceux qui prennent des décisions – les managers dans les entreprises – et la création artistique permettrait d’autoriser et d’exercer cette capacité à percevoir le monde de manière systémique, à apporter de la profondeur, de l’audace et de la durabilité, à adapter le quotidien à la préparation du long-terme, à inscrire l’entreprise dans un projet collectif à la fois productif, responsable et innovant.
Managers, entrepreneurs, hommes et femmes, êtes-vous prêts à ouvrir grand vos yeux, vos oreilles, tous vos sens, pour remettre en cause votre « raison d’être » et votre vision contemporaine de la réalité, pour « voir » l’avenir différemment, pour identifier les priorités d’une manière inédite, compatible avec la complexité de notre condition et de votre vision à long-terme ?
Par la rencontre entre la « perspective » des managers et celle des créateurs, qu’apparemment tout oppose, il s’agit de modifier en profondeur la méthode de construction du projet collectif que vous conduisez. Pour contradictoire que cela puisse paraître, il s’agit, au fond, de se préparer à l’improgrammable qui nous attend.
« L’œuvre d’art est une possibilité permanente de métamorphose offerte à tous les hommes », Octavio Paz, poète, prix Nobel de littérature 1990.