TRIBUNE- L'ancienne conseillère d'Emmanuel Macron à l'Elysée et fondatrice de Viarte, Claudia Ferrazzi, estime que la culture aura un important rôle à jouer dans le "monde d'après", y compris pour les managers d'entreprises.
Depuis quatre semaines, nous sommes confrontés à quelques expériences inédites par leur nature, par leur intensité et par leur profondeur. J’aimerais m’arrêter un instant pour formuler une proposition pour les managers, qui se préparent à des moments et à des décisions clés dans les mois à venir. Des visions innovantes et globales devraient se nourrir de la rencontre entre la création artistique et la prise de décision.
Au cours de notre histoire, l’art nous a souvent permis d’appréhender des visions complexes, d’y faire participer tous nos sens, et d’avoir des pensées en rupture avec le cours linéaire de notre parcours. Les artistes ont pu suivre leur intuition, tenter, expérimenter, se tromper. « Essayer. Rater. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux », disait Samuel Beckett. Leurs processus de création ont introduit des discontinuités, du désordre puis ont aidé à imaginer un système nouveau et à l’ordonner différemment. Ils sont allés au-delà de ce que – aujourd’hui – nous considérons comme réel, et ont, en quelque sorte créé, ou interprété, une nouvelle réalité. C’est exactement ce que nous demandons aux responsables de toutes les entreprises humaines pour sortir de cette crise inédite.
Les artistes de la Renaissance ont été capables d’exprimer l’émancipation de l’esprit humain des contraintes religieuses, avant que penseurs, banquiers, hommes d’église et princes ne reformulent clairement ces concepts et en tirent les conséquences. Ainsi, celui qui aurait observé l’irruption de la perspective dans les tableaux, auparavant dominés par l’ordre hiérarchique « à plat » des Byzantins, où celui qui aurait remarqué l’arrivée des expressions faciales, du mouvements, de thèmes de la vie quotidienne dans les arts plastiques, l’un et l’autre auraient pu comprendre la nouvelle centralité de l’expérience humaine par rapport au religieux, avec plusieurs années d’avance sur leur temps. Au XXe siècle, l’effondrement des grandes idéologies a largement été anticipé par les artistes : Eliot multiplie et disperse les voix dans ses poèmes (c’est d’ailleurs le poète de l’ « April is the cruellest month » si prémonitoire..), Stravinsky compose désormais à douze sons, Picasso multiplie les points de vue visibles de ses personnages, déformés par leur propre complexité.
Il ne s’agit pas seulement d’encourager les managers à se créer des moments pour réfléchir, l’esprit ouvert et tous les sens en alerte, grâce aux artistes et à la création. Quoique… Avec les mots de Joseph Schumpeter dans sa Théorie de l’évolution économique (1911), « au milieu du travail et du souci de la vie quotidienne, il faut conquérir de haute lutte de l’espace et du temps pour la conception et l’élaboration des nouvelles combinaisons » C’est d’ailleurs ce qui distingue le manager, le « chef » , des autres : « il n’y a de fonction de chef que pour ces raisons » disait-il. Encore faudrait-il reconnaître la valeur de ces espaces et de ces temps dans l’entreprise et dans la vie personnelle.
Mais il faut aussi admettre une certitude acquise sur le fonctionnement de notre cerveau, qui aujourd’hui n’est que rarement intégrée dans l’organisation de notre formation initiale et des entreprises : si on ne sait pas imaginer des choses qui n’existent pas, si on ne sait pas rêver de mondes différents de l’existant et créer des connexions qui n’existent pas, on ne peut pas innover. Avec les mots de Picasso, l’ « art est un mensonge qui nous permet de réaliser la vérité ». Dans Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur (1999), Edgar Morin rajoute : « aussi importe-t-il de ne pas être réaliste au sens trivial (s’adapter à l’immédiat) ni irréaliste au sens trivial (se soustraire aux contraintes de la réalité), il importe d’être réaliste au sens complexe : comprendre l’incertitude du réel, savoir qu’il y a du possible encore invisible dans le réel ». Il faut arriver, complète Schumpeter, à « voir dans les nouvelles combinaisons une possibilité réelle et non pas seulement un rêve ou un jeu ».
Les managers consacrent généralement trop peu de temps à la réflexion et à la connexion inédite entre leurs préoccupations immédiates et d’autres visions du monde : selon la dernière enquête de la Harvard Business Review sur l’emploi du temps des P-DG (Michael E. Porter et Nitin Nohria, décembre 2019), même pour les managers « au sommet », les plages horaires aménagés pour le travail de fond ne dépassent pas 28% de leur emploi du temps (100% comprenant également la nuit, le sport et la vie de famille), et deux tiers de ce temps est fragmenté en créneaux de moins d’une heure, essentiellement consacrés pour préparer les réunions qui se succèdent. Or, nous savons que la créativité naît principalement en dehors des plages de travail normées, dans un temps « non-comptabilisé ». La rencontre entre ceux qui prennent des décisions – les managers dans les entreprises – et la création artistique permettrait d’autoriser et d’exercer cette capacité à percevoir le monde de manière systémique, à apporter de la profondeur, de l’audace et de la durabilité, à adapter le quotidien à la préparation du long-terme, à inscrire l’entreprise dans un projet collectif à la fois productif, responsable et innovant. Managers, entrepreneurs, hommes et femmes, êtes-vous prêts à ouvrir grand vos yeux, vos oreilles, tous vos sens, pour remettre en cause votre « raison d’être » et votre vision contemporaine de la réalité, pour « voir » l’avenir différemment, pour identifier les priorités d’une manière inédite, compatible avec la complexité de notre condition et de votre vision à long-terme ?
Par la rencontre entre la « perspective » des managers et celle des créateurs, qu’apparemment tout oppose, il s’agit de modifier en profondeur la méthode de construction du projet collectif que vous conduisez. Pour contradictoire que cela puisse paraître, il s’agit, au fond, de se préparer à l’improgrammable qui nous attend. « L’œuvre d’art est une possibilité permanente de métamorphose offerte à tous les hommes », dit Octavio Paz, poète, prix Nobel de littérature 1990.
Par Claudia Ferrazzi, fondatrice de Viarte, administratrice de la Biennale de Venise et ancienne conseillère culture et communication du Président de la République.